• Majorque, l’Ile au calme – Santiago Rusiñol - 1952 - Extrait & Citations

    Si tu souffres de neurasthénie ou si tu crois en souffrir, ce qui revient au même ; si tu es étourdi par les bruits que nous vaut la civilisation, par cette angoisse qui nous fait toujours être pressés d’arriver au plus tôt où nous n’avons rien à faire ; si les affaires ont rempli de chiffres, chez toi, la place que doit occuper ce que nous nommons l’esprit ; si les cinémas ont abîmé le mécanisme de ta vue ; si ton remuement est devenu chronique et que tu n’en puisses plus d’inquiétude et que tu veuilles jouir d’un peu du repos que méritent, dans cette vie, celui qui n’a fait de mal à personne, suis-moi dans l’île dont je vais te parler, dans une île où règne toujours le calme, où les hommes ne sont jamais pressés, où les femmes ne vieillissent jamais, où l’on ne gaspille même pas les mots, où le soleil s’attarde, où dame lune elle-même marche plus lentement qu’ailleurs, atteinte par le calme.<o:p></o:p>

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    Cette île, lecteur, c’est Majorque. C’est cette monnaie grecque, enchâssée dans l’azur, qui, dit-on, a émergé de la mer salée pour se prélasser un moment au soleil et qui s’y est trouvée si bien qu’elle y est restée endormie. C’est cette île entourée d’eau, plus latine que nulle autre ; c’est la retraite où il fait bon se chauffer à la tiédeur de la paresse, de prendre des douches de lumière et des bains de couchants.<o:p></o:p>

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    Et c’est sans doute pour ce que je te dis et pour tant d’autres choses auxquelles maintenant je ne songe pas et dont nous parlerons plus tard à loisir qu’aussitôt que tu y seras débarqué (oh ! lecteur, je te le jure !) tu seras pris d’une somnolence si cadencée et si mélodieuse, d’une envie de ne rien faire si convaincante et si impérieuse et d’un engourdissement si continuel que tu diras : « Voilà bien la terre qui convenait à mon mal, une terre où il n’est pas besoin de dormir pour se reposer et pour rêver ».<o:p></o:p>


    Dès ton arrivée, après être passé devant des falaises comme des murailles enchantées face à la mer et après voir vu une baie qui n’a d’autre mission au monde que de refléter le ciel et des nuages et des bateaux qui ont replié leurs voiles à la façon dont les oiseaux replient leurs ailes et une Cathédrale tellement ensoleillée que l’on ne sait plus si c’est elle qui prend un bain de soleil ou si c’est le soleil qui prend un bain de cathédrale, tu verras un quai ; le bateau en approche ; tout au bord, il y a un rang de Majorquins qui… sais-tu ce qu’ils font ? Ils attendent le bateau !<o:p></o:p>

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    Partout ailleurs, si on attend le bateau c’est que quelque connaissance arrive ou devrait arriver, ou bien, on y va chercher des valises ; eh ! bien, ici, il n’en est rien. <o:p></o:p>

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    Ici, on attend tout bonnement le bateau !<o:p></o:p>

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    Partout ailleurs, l’attente est une tâche dont on s’acquitte dans l’inquiétude, en faisant les cent pas, en regardant sa montre, en comptant les minutes ; les gens d’ici attendent de pied ferme, immobiles, calmes et tranquilles.<o:p></o:p>

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    Partout ailleurs, l’attente blanchit les cheveux des hommes ; eh ! bien, ici, ils n’ont jamais de cheveux blancs, l’attente n’est ni une obligation, ni un passe-temps, ni un désir d’attendre pour le plaisir de l’attente. Il ne faut nul motif aux gens d’ici pour attendre comme les oiseaux qui n’ont pas faim et qui restent deux à trois heures au bout d’une branche, à ouvrir et à fermer les paupières ; comme la cigogne qui se tient sur une patte au bord de la rivière sans poser l’autre sur le sol ; comme le chat près du feu et comme le Maure au seuil de sa porte. <o:p></o:p>

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    L’attente est ici la religion de celui qui n’est pas pressé de vivre, de celui qui ne craint pas la mort qui doit arriver un jour.<o:p></o:p>


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